Voici presque deux ans et demi, j'avais le redoutable honneur d'inaugurer la série de conférences "Une heure, une œuvre", initiée par l'ancienne conservatrice du musée de Saint-Amand-Montrond, Marie-Christine Planchart, aujourd'hui en poste au musée d'Issoudun.
La proposition de Marie-Christine s'appuyait sur la promesse de l'édition d'une plaquette réunissant toutes les contributions des conférenciers, sous forme d'articles illustrés destinés à garder une trace de ce cycle de conférence. Sa hiérarchie d'alors s'était engagée à faire imprimer la somme des articles remis par les intervenants. Comme on pouvait hélas s'y attendre, cet engagement s'est dilué au fil des saisons, me libérant du coup de ma propre promesse de garder inédit l'article que j'avais rédigé à cette occasion.
Cet article, je le dédie à Marie-Christine Planchart et à toutes les personnes de bonne volonté qui œuvrent pour l'indépendance d'une Culture de qualité, et je l'offre à tous les lecteurs de Berry médiéval.
Pierre Pèlerin et les mutations de la société saint-amandoise à la fin du Moyen-âge
Les épreuves qui ont marqué le Berry au cours du très long conflit avec les Anglais n'est plus qu'un souvenir. Partout, dans une ville de Saint-amand longtemps repliée sur elle même par crainte d'une invasion et appauvrie par les troubles de la Guerre de cent ans résonnent les bruits des chantiers de construction. Dans son hôtel particulier, Pierre Pèlerin, riche bourgeois anobli, vient de décéder. Sa dépouille est prête à rejoindre le sépulcre qu'il s'est lui-même choisi, dans l'abbatiale des Carmes de la ville, où elle reposera sous une des plus curieuses dalles funéraires de France.
Une œuvre exceptionnelle
La mode des gisants a fait son apparition au cours du XIIe siècle et s'est étendue dans toute la Chrétienté. Des plus modestes églises de campagne aux plus grandes cathédrales apparaissent des statues représentant des membres éminents de la société sur leur lit de mort. Rois, princes, femmes de la noblesse, grands seigneurs et plus modestes chevaliers, évêques, abbés, maîtres de commanderie sont figurés en haut-relief, couchés sur leur lit de mort, avec des détails de leur anatomie ou de leur fonction reproduits avec minutie dans des roches locales, des calcaires ou des marbres d'importation, parfois dans de la tôle de bronze. Comparé à l'immense majorité des modèles régionaux ou européens, le gisant de Pierre Pèlerin présente des singularités étonnantes.
La statue est, en effet, sculptée au fond d'une cuve de pierre. La surface externe du monument, plate, est occupée par l'épitaphe, fortement usée et porte la marque d'une profonde feuillure avec des trous de chevilles, comme si l'effigie du défunt avait été primitivement dissimulée sous un volet ou un couvercle de bois. Contrairement aux autres dalles funéraires régionales -gisants ou plates-tombes- protégées par des enfeus ou placées hors-sol sur des socles, il est possible que celle du saint-amandois est été disposée au ras du sol de l'ancienne abbatiale, ce qui expliquerait les marques d'usure constatées.
Tout aussi singulier est le commanditaire du gisant, un bourgeois saint-amandois, qui a choisi de se faire représenter vêtu de l'habit des pèlerins de Compostelle, les pieds reposant sur un couple de chiens, symbole de son appartenance à la noblesse. Ce détail n'a pas échappé aux iconoclastes révolutionnaires, qui ont mutilé cette partie de l'œuvre ainsi que le visage de l'homme, mais qui on épargné l'écusson du dais. Alors que la plupart des commentaires ne s'attachent qu'à l'aspect superficiel de la tenue vestimentaire de Pierre Pèlerin et décrivent le gisant comme celui d'un pèlerin de saint Jacques, un examen plus approfondi de la dalle funéraire délivre les indices d'une réalité beaucoup plus complexe.
Le triomphe de la bourgeoisie d'affaire
Pèlerin est un homme dont l'histoire personnelle, en l'absence de dépouillement complet des archives de son temps, demeure obscure. Nous savons que ce bourgeois contribua à la construction de la nouvelle abbaye des Carmes de Saint-Amand par don d'une partie de sa fortune, ce qui lui valu en retour le droit de se faire inhumer dans le sanctuaire abbatial, comme c'était l'usage dans les monastères depuis le Haut Moyen-âge, privilège réservé aux abbés et aux protecteurs de leurs communautés. Nous connaissons l'année de sa mort, inscrite sur l'épitaphe, mais rien de plus. Ses origines, ses alliances, sa descendance éventuelle, l'origine de sa fortune et l'emplacement de sa résidence demeurent un mystère, mais son gisant donne au moins une information exacte bien que souvent ignorée: Pierre Pèlerin est un bourgeois anobli. Comme son contemporain le berruyer Jacques Cœur, il s'est certainement servi du produit de sa réussite financière pour s'élever dans l'échelle sociale en achetant des terres anoblissantes. En ce début de Renaissance, le Boischaut abrite une multitude de petites seigneuries dont la possession donne des quartiers de noblesse à leur titulaire. Beaucoup de gens riches, complexés par la modicité de leurs origines, cherchent en ces temps à s'élever au dessus de leur condition alors que la petite et moyenne noblesse, ruinée par les désordres de la Guerre de cent ans, n'arrive plus a entretenir tous ses domaines. Une étude fine des mutations de fiefs à cette époque confirmera peut-être un jour cette hypothèse. Le changement de strate sociale s'affirme aussi, mais moins nettement, par l'écusson gravé sur dais au dessus de la tête du défunt, trois coquilles saint Jacques percées de dagues. La possession d'armoiries personnelles, quoi qu'on en pense généralement, n'est pas un privilège de la noblesse.
Des apparences qui peuvent se révéler trompeuses
Reste l'essentiel, le plus spectaculaire et d'apparence le plus évident: l'affirmation, par le costume, du statut de pèlerin. Le gisant des Carmes est vêtu d'une chemise lacée sur la poitrine et d'un long manteau de peau retournée. Sa main droite serre un long bâton, le bourdon de pèlerin et son flanc gauche porte une besace marquée d'une coquille. La valeur instructive de cette figure est incontestable et mérite amplement la place qui lui est réservée dans l'iconographie des pèlerinages médiévaux. Affirmer comme une certitude que le bienfaiteur des Carmes a lui-même fait la route de Compostelle est un raccourci tentant que n'ont pas hésité à emprunter la majorité des auteurs sur la question. Une autre approche mérite d'être envisagée.
Depuis des siècles, les croyants ont accordé une très grande valeur rédemptrice aux pèlerinages lointains. Partir sur de longues distances et affronter les obstacles pour aller prier sur les reliques d'un martyr rachetait les fautes terrestres du pèlerin dans l'attente du Jugement dernier. D'autres attitudes salvatrices étaient reconnues comme le don aux établissements religieux, l'inhumation en terre consacrée avec récitation de prières pour le remède de l'âme du défunt, la participation, physique ou financière, à une croisade....
Pour la majorité des Grands, une, voire deux de ces initiatives, étaient suffisantes pour s'assurer d'une mort sereine. Dans le cas qui nous occupe, Pierre Pèlerin aurait accumulé trois actes rédempteurs, dont deux seulement sont prouvés: la participation à la fondation des Carmes et la fondation de sa sépulture dans l'abbatiale du couvent. Une question, dans cette perspective, ne trouve pas de réponse: un bourgeois, à la tête d'une entreprise prospère, avait-il le temps de s'absenter des mois durant, pour accomplir un vœu? Contrairement à toute attente, c'est peut-être les symboles les plus évidents gravés dans la pierre qui sont les plus subtils à interpréter, ce qui n'est pas inhabituel pour l'époque.
Un rébus de pierre grandeur nature
Arrêtons nous un instant sur les valeurs de la bourgeoisie au moment où le Moyen-Âge cède, lentement dans nos régions, la place aux aspirations nouvelles de la Renaissance. Comme dans toutes les périodes de transition, les gens sont partagés entre une ancienne culture, chargée de repères immuables, comme l'obsession et la crainte de l'enfer, et des attitudes beaucoup moins modestes que par le passé. L'apparence vestimentaire et physique, l'étalage de sa fortune, l'orgueil de sa réussite font leur place, et pour longtemps, dans les codes de reconnaissance des individus. L'angoisse de tomber un jour dans l'oubli conduit les uns et les autres à laisser des traces concrètes de leur séjour terrestre. C'est là qu'intervient une coïncidence trop flagrante pour être due au hasard: Pierre Pèlerin se fait représenter dans la pierre dans une tenue de pèlerin. A la même époque, un autre berrichon, Jacques Cœur, adopte comme blason une coquille saint Jacques et un cœur. Jean, duc de Berry, joue sur l'analogie entre le mot ours en anglais, et la première syllabe du nom de son duché et la traduit dans sa célèbre devise "Ursine le temps venra". Le temps est aux jeux de mots. Le gisant du musée Saint-Vic pourrait s'ajouter à la liste de ces messages sibyllins destinés à ces êtres futurs que nous sommes. Message particulièrement efficace si l'on songe que des milliers de saint-amandois qui vécurent à son époque, Pierre Pèlerin est un des rares dont l'Histoire ait conservé le souvenir.
© Olivier Trotignon, août 2011