La période compliquée que nous vivons, et les restrictions de circulation de ces derniers mois ne m’ont pas permis d’aller sur le terrain ou aux archives pour rechercher de nouveaux thèmes à publier. Aussi me contenterai-je d’évoquer une légende pseudo-médiévale qui a circulé pendant de longues années dans le secteur où j’ai grandi: la Table des trois seigneurs.
A l’époque où j’ai commencé à m’intéresser à l’Histoire, locale en particulier, je récoltais avec plaisir toutes les anecdotes sur le passé de ma région, fondées ou non. L’une d’elles revenait souvent: il aurait existé dans les bois au nord de Saint-Amand-Montrond, dans la forêt de Meillant, un monument étrange. Au lieu-dit carrefour de la Table des trois seigneurs aurait été bâtie une sorte de table de pierre à laquelle venaient s’assoir, au Moyen-Âge, trois nobles pour discuter, en limite de leurs domaines respectifs, de leurs affaires.
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Les preuves objectives de l’existence de cet élément patrimonial reposaient sur des cartes postales anciennes montrant l’endroit peuplé d’une joyeuse foule venue en voiture à âne partager un repas autour d’une grosse pierre triangulaire entourée d’étranges sièges de pierre. On distinguait des inscriptions en lettres gothiques sur chaque face du volume, pas toujours lisibles. Au abords immédiats se trouvaient fichées dans le sol plusieurs grosses pierres dont une très certaine ancienne borne de limite de propriété.
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Une visite récente dans le parc du château de Meillant m’a permis de voir enfin le monument, déplacé à une date que j’ignore de la forêt aux abords des douves de l’ancienne forteresse.
La table est en mauvais état, brisée en deux blocs; les sièges sont informes. Des traces de graffiti, déjà bien visibles au début du XXe siècle, sont encore visibles. On observe, à plusieurs endroits, des bornes armoriées qui évoquent celle visible sur les anciennes cartes postales. Peut-être est-ce à cause de ces dégradations que l’ensemble a été mis en sécurité dans le parc de Meillant?
L’examen de cet étrange mobilier confirme l’impression qu’il donnait sur les anciennes cartes postales: la table dite des trois seigneurs est une œuvre récente. Ses proportions, très massives, n’évoquent en rien la période médiévale et encore moins la Renaissance. Nées d’une fantaisie contemporaine, les inscriptions soulignent l’imagination de leur commanditaire: sont en effet inscrit les mots « Meillant », « Montrond » et « Bruère ». S’il n’est pas contestable qu’il y a bien eu des seigneurs de Meillant, et encore, pas dans la période primitive du château, Montrond, forteresse située tout près de la première ville de Saint-Amand, n’a pas été une seigneurie avant la fin de la période médiévale. Quant à Bruère, ville fortifiée dépendant, comme Meillant et Montrond, à l’origine, de la seigneurie de Charenton, elle n’a jamais eu de seigneur propre.
Il est donc hautement probable que la Table des trois seigneurs soit l’héritage d’un passé récent, où l’on s’intéressait à la période médiévale sous ses aspects légendaires et monumentaux, et où la rigueur historique n’était le fait que de quelques savants précurseurs de nos propres recherches. L’époque romantique, qui a fait du Moyen-Âge l’un des terrains favoris de son imaginaire, me semble correspondre au temps qui favorisa la genèse de cette pierre à légende.
© Olivier Trotignon 2020