Les fonds médiévaux et modernes de l’abbaye cistercienne de Noirlac conservés aux Archives départementales du Cher permettent de reconstituer la longue et vaste entreprise qui conduisit les moines à aménager une suite d’étangs sur le cours d’un gros ruisseau local, la Vilaine, arrosant les anciennes paroisses d’Arcomps, Orcenais et Nozières. A une exception près, ce patrimoine halieutique a presque disparu du paysage et est très rarement évoqué dans les travaux concernant l’abbaye.
Il est permis de penser que les premiers Cisterciens ayant occupé le site de l’Hôtel-Dieu-sur-Cher (Domus Dei super Karum) ont satisfait leurs besoins en poisson par de simples pêches dans la rivière et ses bras morts. La communauté augmentant ses effectifs et prévoyant sans doute un avenir moins incertain que celui que l’Histoire devait lui réserver, il devenait nécessaire de se doter d’étangs capables d’assurer un approvisionnement régulier en nourriture, assez proches du cloître pour que tanches, carpes et brochets ne se corrompent pas pendant leur transport. C’est donc tout à fait logiquement que l’attention des moines se porta sur un gros ruisseau affluent de la rive gauche du Cher (Noirlac est sur la rive droite), présentant plusieurs avantages. Passé l’obstacle de la rivière à franchir (on signale l’existence de « bateaux » à la période moderne, la vallée de la Vilaine n’était qu’à quelques kilomètres du couvent. Cette vallée présentait aussi l’intérêt d’être assez encaissée pour être endiguée à plusieurs endroits, grâce à une couche d’argile tapissant le fond du vallon. Il ne restait plus au moines qu’à acquérir la petite vallée de la Vilaine ; que ce soit par des dons, achats ou échanges de terres, ce projet se réalise principalement au XIIIe siècle.

En 1291, on sait que trois étangs principaux sont déjà en eau : celui de Vilaine (stagnum de Vilanis, qu’on appellera plus tard le Grand étang de Vilaine), depuis 1234 et ceux de Malfosse (calciam stagni de Mala fossa) et de Malherbe (stagnum de Menerbe). Plus tard, celui de Vilaine est complété par deux ou trois petites pièces d’eau aménagées dans une vallée secondaire traversant le bois de la Gonne, destinées à servir de viviers lors des pêches. En 1431 est lancé le projet de construction d’une quatrième retenue, connue sous le terme d’ »Etang neuf » un peu en amont de celle de Vilaine. A une date que je n’ai pu préciser, est aussi construite la digue qui ferme l’étang de la Baume, presque à la confluence de la Vilaine et du Cher. Celui ci accueille un moulin, mais sert surtout de vivier à l’abbaye, qui y conserve le poisson vivant pêché dans les retenues plus en amont, et que les moines, qui ne vivent qu’à quelques centaines de mètres, viennent chercher en fonction de leurs besoins.

Ce système, rustique mais efficace, aurait pu se perpétuer sans deux accidents historiques majeurs, la Guerre de 100 ans d’une part, qui plonge Noirlac dans la difficulté d’assurer sa sécurité au détriment de la gestion de ses domaines et surtout, au XVIe siècle, la terrible expédition du duc de Zweibrücken, chef protestant qui dévaste toute la région. Le choc est économique et surtout démographique. Faute de bras, la ruine des hameaux, métairies, moulins et étangs est consommée. Vers 1600, un chroniqueur parmi les moines fait le point de l’état des possessions de son monastère. Le passage des soldats des deux guerres, les crues du Cher ont diminué un patrimoine qui va lentement être reconstruit. Priorité est donnée à l’étang de Vilaine, loué avec les bois et domaines alentours, avec des contrats passés devant notaire très précis, fourmillant d’informations sur les méthodes de pêche et les travaux d’entretien du lac. La Baume, ruiné, est restauré. L’Etang neuf et Malfosse sont encore en eau, mais ruinés et ne produisent rien. Les moines conservent les lieux en l’état, attendant des jours meilleurs. Malherbe est abandonné, et devient un pré.

Les patients efforts de reconstruction entrepris dans la période pré-révolutionnaire sont brisés par le Révolution et la dispersion des biens de l’abbaye au titre des biens nationaux en 1791. Les fonds notariés n’ont pas gardé trace de la vente des vieux étangs médiévaux. Les besoins en bois de marine et en charbon de bois pour les forges militaires, de la Guerre d’Amérique à celles de la Révolution, mobilisent tout l’attention des gardes des bois, chasse et pêche, qui ne courent plus après les braconniers et voleurs de poissons, ce qui nous prive d’instructives anecdotes sur les rivières et étangs. Ceux-ci tombent dans l’oubli.

extrait du plan Barbier - Arch. Nat. N.I. Cher 1
Quand on recherche tous ces vieux toponymes sur les cadastres, les cartes et les photos satellite, on a la bonne surprise de constater qu’une des pièces d’eau médiévales est encore aujourd’hui en bon état : l’Etang neuf, sur la commune d’Orcenais. Des autres ne demeurent que des vestiges de digues, bien lisibles par les archéologues, ou de simples noms de parcelles. L’Etang neuf, lui, a connu un autre destin. Qu’il soit le dernier à avoir été construit, donc le moins usé par le temps, n’est pas indifférent. Sur place, on remarque, tout près de sa digue, une profonde excavation creusée dans la couche d’argile. Les moines et leurs successeurs avaient sur place un matériau abondant indispensable à la construction de la chaussée et à son entretien. Ceci explique en partie la survie d’un des plus anciens étangs du Berry du sud.
© Olivier Trotignon 2019