Qu’on ne se méprenne pas: je ne cherche à faire aucune leçon de morale à quiconque. Un historien, quelque soit sa spécialité, n’est pas un directeur de conscience, mais un témoin d’une mémoire qu’on aurait tôt fait d’oublier.
Je n’irai pas voter demain dans l’espoir de déboulonner le socle d’une satrapie autiste, ou pour justifier l’orgueil de politiques pour lesquels je compte moins que le poids de ma voix dans les pourcentages d’un résultat final.
J’irai voter, comme je le fais à chaque fois depuis 1981, pour des anonymes. Pour des gens que je n’ai jamais connu, ou que vous ne connaîtrez jamais. J’irai voter en mémoire de ces garçons, Africains de l’Ouest, Kabyles, et Français métropolitains, tous tassés dans la même tranchée, quelque part sur le front, dont j’ai trouvé la photo dans les archives des troupes coloniales quand je faisais mon service militaire.
J’irai voter pour ces musulmans anonymes, enterrés dans le petit carré militaire du cimetière de Saint-Amand-Montrond, joyeux garçons partis du Golfe de Guinée ou des Aurès, qui n’ont jamais plus eu la chance de revoir la Croix du Sud se lever dans le ciel du matin.
J’irai voter pour ce résistant anonyme, dont on a trouvé la photo sur un prisonnier allemand, qui sourit devant son peloton d’exécution au Mont Valérien.
J’irai voter pour Guy Môquet, dont on a, il y a peu, voulu ravir la mémoire. Je n’ai pas eu le courage d’aller jusque dans la carrière de Châteaubriand, où il a perdu la vie avec ses camarades, mais mon bulletin de vote sera un peu pour lui.
Ne pas voter, ça serait pour moi équivalent à rajouter un treizième fusil dans le peloton d’exécution qui a effacé la vie de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui sont tombés sous les balles. Ça serait oublier mon camarade d’université Saïd, dont la dépouille repose quelque part dans les montagnes autour de Kaboul, tombé pour que les tanks de Brejnev cessent d’écraser son peuple.
Ne pas voter, ça serait ignorer tous ceux qui luttent, quelque soit leur culture ou la couleur de leur peau, pour avoir le même droit que moi à m’exprimer.