Voici un document tout à fait exceptionnel, bien postérieur à la période médiévale, mais qui offre un témoignage irremplaçable sur un des fleurons du mouvement monastique en Berry: le prieuré d’Orsan.
Dom Jacques Boyer est un bénédictin d’une immense érudition. Paléographe, historien et grand voyageur, il parcourt le royaume de France entre 1710 et 1714 en quête d’informations sur l’histoire du Christianisme en vue de la rédaction future de la célèbre Gallia Christiana. Ses pérégrinations savantes le conduisent, après un passage en Auvergne et en Bourbonnais, dans le diocèse de Bourges au printemps 1711. Résidant un temps dans la cité berruyère, il part à la recherche de documents pour son futur mémoire et se rend à Chezal-Benoît, où il est accueilli par l’abbé et où il séjourne le temps de prendre des notes dans les archives de la communauté. De là, il profite de la proximité géographique pour aller enquêter dans les fonds documentaires de plusieurs monastères. Les Cordeliers de Bommiers, les Augustins de Puyferrand, les Cisterciens des Pierres, puis les Fontevristes d’Orsan, sont au programme de son périple savant.
Dom Boyer parvient à Orsan le 1er juin 1711. Il y remarque que “l’église est fort belle, les voûtes sont en calotte ou cul de lampe, comme celles de St-Pierre d’Angoulême (...). Auprès du maître-autel, du coté de l’Evangile, on voit une pyramide ou est enfermé le cœur de Robert d’Arbrissel, qui y mourut en présence de Léger, arch. de Bourges, qui est aussi enterré auprès de cette pyramide, à coté d’Alard ou Adelard, principal bienfaiteur de cette maison”.
Dom Boyer admire au passage les boiseries du chœur de la chapelle, consulte le cartulaire, lit d’anciennes chartes (dont certaines sont aujourd’hui aux Archives du Cher). Il se fait présenter “ le sceau de Léger, son anneau, et des petits cercles de sa crosse que l’on a trouvé dans son tombeau, sur lequel il y a pour toute inscription: Leodegarii.”
Très bien reçu par la prieure, le père bénédictin reprend la route de Chezal-Benoît.
La densité des informations recueillies compense la brièveté du témoignage. Les observations de J. Boyer sont particulièrement précieuses pour le médiéviste. Jusqu’à ce qu’il relève son existence près du mausolée de Robert d’Arbrissel, personne n’avait pu apporter la certitude que le corps d’Adalard Guillebaud, auquel nous avons dédié un article antérieurement, reposait bien dans l’église d’Orsan. Les bâtisseurs de cette église, aujourd’hui disparue semblent avoir été influencés par les styles de construction plus communs au provinces de l’Ouest que du Centre, le type des voûtes étant assez rare dans la régions.
Passés ces détails, c’est surtout ce que Dom Boyer n’a pas vu qui paraît extraordinaire, car le savant nous décrit un prieuré d’Orsan en bon ordre de fonctionnement, ce qui est contradictoire avec l’avis de la plupart des commentateurs. Si on se conforme à l’avis général, Orsan avait eu à subir les ravages des huguenots au moment du passage de l’armée du duc de Zweibrücken en 1569. La chapelle aurait été alors pillée, le mausolée pyramidal contenant le cœur du Bienheureux Robert profané pour voler l’enveloppe de plomb protégeant la relique (fondue comme métal pour balles de mousquet, sans doute) et Orsan aurait eu alors à se relever d’une immense désolation, comme Puyferrand, toute proche.
Ce point de vue mérite, à mon sens, une sévère révision grâce au récit de Dom Boyer. Comment un prieuré ayant subi les outrages des protestants a t-il pu conserver ses archives (si faciles à disperser ou à brûler), une chapelle en bon état et surtout, comment expliquer que le Père bénédictin voit debout la pyramide alors qu’elle était censée avoir été détruite 150 ans plus tôt? De même, si le pillage avait été si prononcé qu’on le croit généralement, comment se fait-il que la prieure possède l’anneau épiscopal, probablement en or, de l’archevêque Léger, ainsi que les petits ornements de sa crosse en bois tombée en poussière, retrouvés lors de l'ouverture de la tombe en 1635, selon un autre érudit, dom Estiennot?
On ne peut nier le passage des protestants à Orsan au milieu du XVIe siècle, ni la profanation du mausolée de Dom Robert. La petite enveloppe contenant son cœur fut retrouvée dans la chapelle, passa ensuite de mains en mains jusqu’à ce qu’on perde sa trace, accomplissant de nombreux miracles au profit des habitants de la région. Cela ne signifie pas qu’Orsan fut sérieusement atteinte, et là se pose la question, toujours aiguë pour l’historien, de l’objectivité des sources. N’aurait-on pas, à la suite du traumatisme causé par les ravages huguenots en Boischaut, généralisé à Orsan une situation subie de plein fouet par d’autres établissements religieux du même terroir?
Dom Boyer, visitant l’abbaye des Pierres, signale les ravages des protestants, mais semble ignorer que le pillage organisé par les troupes du Prince de Condé, pendant les troubles de la Fronde, aux conséquences tout aussi funestes pour la vieille abbaye médiévale, son mobilier et ses archives, ait eu lieu, comme si il y avait concurrence des mémoires dans l’esprit des berrichons, le souvenir des protestants l’emportant sur tout les autres, et entraînant quelques exagérations.
On peut donc proposer une relecture de ces événements qui secouèrent la communauté qui était rassemblée autour du souvenir du fondateur de Fontevraud, mort à Orsan quelques siècles plus tôt. Un pillage eu certainement lieu en 1569. Les envahisseurs se conduisirent probablement plus comme des cambrioleurs que comme des profanateurs, volant ce qui pouvait être pris sans trop d’efforts. La pyramide, hors sol, fut ouverte, mais on ne chercha pas à soulever la pierre tombale de Léger. Le cœur du Bienheureux Robert, connut ainsi une seconde vie assez surprenante, comme nous la raconte son procès en canonisation, mais fut certainement très vite, si j’ose m’exprimer ainsi, ramené dans sa niche. Il est possible que la réfection de la pyramide ait été l’occasion d’ouvrir le sépulcre de l’ancien archevêque et d’en soustraire les objets précieux qui s’y trouvaient encore. Des années plus tard, Dom J. Boyer est le dernier érudit à visiter le prieuré d’Orsan intact, avant que la destruction de la chapelle sainte-Anne ne vienne définitivement effacer les plus anciens témoignages de la piété médiévale en ce lieu. Son récit de voyage n’en est que plus précieux.