Au nombre des merveilles rassemblées dans la Sainte Chapelle de Bourges par le duc Jean de Berry trônait le trophée d’un cerf monstrueux, vieux de trois cents ans, tué lors d’une chasse par le duc en personne. Plutôt que de naturaliser la dépouille de l’animal, le prince fit prélever les bois, décrits comme larges et plats comme ceux d’un daim, et commanda à un sculpteur une immense statue de bois, portant sur un écu les armes du Berry, sur laquelle furent fixées les cornes de l’animal. Pour renforcer la majesté de l’ensemble, le ranchier ainsi reconstitué fut juché sur un socle, où on put l’admirer à l’entrée du sanctuaire, au même titre que les ossements du géant Birat, issu d’un squelette de mammouth, et qu’un crocodile cavernicole prétendu hôte des fontaines souterraines de Bourges. L’authenticité de ce bestiaire fabuleux semblait incontestable aux yeux des croyants et des visiteurs qui venaient contempler l’intérieur de la Sainte Chapelle.
Quel pouvait bien être la bête que tua Jean de Berry pour lui prendre ses bois? Pas un cerf, même énorme, c’est certain, car on ne sut le nommer autrement que par le terme de ranchier, habituellement employé en héraldique pour désigner les silhouettes de cerfs présentes sur certaines armoiries. L’animal n’était donc pas endémique dans les forêts des domaines du duc. La forme des bois, et leur ressemblance avec ceux des daims, fait immédiatement songer à un élan. Certains individus mâles atteignent une taille et un volume corporel incomparablement plus élevés que ceux d’un cerf ordinaire, ce qui justifierait assez bien l’estimation de l’âge de la prise à trois cents ans. Or, si des élans ont pu errer dans les grandes forêts d’Occident jusqu’à la période antique et le haut Moyen-âge, la chasse et les grands défrichements ne leur avaient depuis très longtemps laissé aucune chance de survie.
Il reste trois hypothèses, dont la plus simple pour expliquer l’existence de ce ranchier serait une hâblerie de Jean de Berry, qui se serait procuré le trophée quelque part dans le Nord de l’Europe, et se serait attribué la gloire de sa chasse. Les os du mammouth devenu le géant Birat sont bien venus du Dauphiné, une paire de bois d’élan, beaucoup plus légers, peuvent avoir circulé par terre ou par bateau sur une bien plus longue distance.
Une deuxième piste, plus difficile à soutenir, conduirait le duc a avoir lui même voyagé pour aller chasser un élan quelques part en Europe orientale ou septentrionale. Rien, à ma connaissance, dans la biographie de cet homme, ne le laisse supposer, mais je ne suis pas spécialiste de la période, et l’avis de lecteurs éclairés sur ce point pourrait être très utile.
La troisième manière d’aborder le problème serait d’envisager le voyage d’un élan à travers l’Europe jusqu’aux propriétés du duc de Berry. Lâché sur place, l’animal aurait très bien pu être chassé et tué par fondateur de la Sainte Chapelle. Les naturalistes estiment, preuves concrètes à l’appui, que les élans peuvent être apprivoisés et même utilisés comme monture. Un individu peut très bien avoir été capturé sur commande du duc et avoir été amené depuis l’espace balte en quelques semaines. Techniquement, ce convoi était beaucoup plus facile à déplacer que ceux qui commençaient à peupler les ménageries princières d’animaux africains à la même époque.
Infortuné animal, pour lequel le non chasseur que je suis a une pensée attristée, mais qui fit, indirectement, l’admiration de milliers de berrichons et d’étrangers au pays, jusqu’à ce que la ruine de l’édifice qui abritait son simulacre finisse par l’abandonner aux vers ou à l’incendie. Curieux clin d’œil du Destin, c’est aujourd’hui encore un élan qui accueille les visiteurs du muséum d’Histoire naturelle de Bourges, ouvert à quelques pas du site où s’élevait la Sainte Chapelle, et dont la photo, retouchée, m’a fourni de quoi illustrer artificiellement ces lignes.