Il reste pour nous autres historiens bien des forteresses à prendre et bien des batailles à gagner à en juger par la désarmante habitude qu’ont certains de nos contemporains à, tels de mauvais écoliers n’apprenant jamais leurs leçons, copier des bêtises par dessus le coude de leur voisin.
Mes lecteurs fidèles me pardonneront cet accès de mauvaise humeur matinal, mais je viens d’aller me “promener” sur le web autour de Charenton et de son histoire et j’en reviens avec l’impression cafardeuse que mes recherches demeurent, malgré vingt années de publications, de conférences publiques et l’existence de ce blog, illisibles ou transparentes aux yeux des professionnels de la Culture.
En cause, cette incompréhensible série de notices dont les auteurs puisent leurs informations dans des sources qu’ils ne prennent pas la peine de vérifier, pratique déjà classique dans l’édition traditionnelle, mais qui prend une dimension nouvelle avec la multiplication des liens accessibles par internet.
Qu’il me soit donc permis d’ouvrir pour la xième fois le dossier de la seigneurie de Charenton et de rappeler quelques points fondamentaux qui s’appuient sur plus de deux siècles de documentation.
La numérotation des seigneurs de Charenton
Il s’agit d’un anachronisme. La société féodale n’a jamais numéroté ses élites. Il s’agit de plus d’un contresens. Tous les seigneurs de Charenton sont nommés Ebe, comme leurs voisins et alliés de Bourbon sont connus par le nom Archambaud. Rien ne doit distinguer un père de son fils, ce qui est une manière de pérenniser ces micro-dynasties locales. Donner des numéros aux Charenton aurait été à l’opposé des usages du temps. Comme nous le soupçonnons pour Bourbon, où la généalogie des Archambaud suit un ordre de primogéniture suspect tellement il est parfait, les Charenton ont peut-être déplacé le nom de leurs héritiers sur la personne de leurs fils cadets en cas de mort de l’aîné. Ainsi, un Ebe succédait à un autre Ebe, sans garantie qu’il s’agisse à l’origine de son nom de baptême.
Les Charenton ne sont pas des cadets de la famille de Déols, ni leurs vassaux
Observant au XIXe siècle que le nom Ebe était un nom rare, les anciens érudits ont proposé un rapprochement avec la famille de Déols. Dans cette dynastie, les seigneurs se nomment Raoul, Ebbe ou Eudes, selon leur ordre de naissance. Un Ebbe de Déols signifie que son frère aîné Raoul, auquel était destinée la succession de leur père, est décédé. C’est le survivant le mieux placé de la fratrie qui hérite donc du fief, et qui baptise lui même ses propres enfants Raoul, Ebbe et Eudes. Ce fonctionnement se transmet aux branches cadettes.
Nous n’en avons aucune trace à Charenton.
Par contre, une famille nivernaise, issue de la seigneurie de Champallement, franchit la Loire au XIe siècle et s’implante à la Guerche, puis à Charenton. Les seigneurs de Champallement se nomment Ebe de père en fils. Nos seigneurs de Charenton adoptent ce marqueur familial aisément reconnaissable.
Une fille d’un seigneur de Charenton se marie à la fin du XIIe siècle avec un seigneur de Déols. On peine à admettre qu’un mariage avec un si fort taux de consanguinité entre époux ait pu se conclure.
Les Charenton rendent hommage au comte de Nevers, au seigneur de Bourbon mais pas une seule fois au seigneur de Déols. Aucun acte n’exprime la moindre affinité politique entre les deux seigneuries.
Au contraire, les Charenton fortifient le glacis occidental de leur domaine, c’est à dire la partie des terres qui font face à Déols, le long de la vallée du Cher. Le château de Montrond en est la plus belle et ultime illustration. Il n’y a pas de schéma comparable aux contacts avec le Nivernais et les domaines de Bourbon.
Inversement, Déols élève et entretient de grandes places-fortes (Châteaumeillant, le Châtelet-en-Berry) et chase des vassaux sur l’Arnon (Lignières, Culan, la Roche-Guillebaud) face à Bourbon et Charenton.
Difficile de reconnaître dans ces éléments concrets des signes de liens familiaux entre les deux maisons.
Les Charenton n’ont pas été pires que les autres
On stigmatise à l’envie les misères endurées par les moines du secteur lorsque l’un ou l’autre Ebe se déchaînait contre leurs intérêts.
Il serait plus utile de chercher qui n’a pas brutalisé de religieux!
Sancerre, Culan, Huriel, Bourbon, Sully...de quelque coté qu’on se tourne, partout les mêmes plaintes d’abbés et de frères molestés par une chevalerie brutale et probablement souvent fortement avinée.
Noirlac ne tire pas son nom de la noyade d’un Ebe
Jolie légende venue tout droit de la période romantique. On sait, par une tradition orale reproduite par les moines de Noirlac, qu’un jeune Ebe, fils et héritier naturel du seigneur de Charenton parti en Croisade, est décédé de manière accidentelle près de l’abbaye, où son épitaphe était encore lisible avant la Révolution. Endeuillés par cette tragédie, les gens de l’époque auraient nommé le lieu de la noyade du garçon le “Lac Noir”, devenu Noirlac. Cette étymologie est plus que suspecte. Le toponyme est probablement plus ancien que la fondation du monastère, et s’est substitué avec le temps, par facilité lexicale, au nom de la communauté: “Maison-Dieu (ou Hôtel-Dieu)-sur-Cher” en latin Domus Dei super Carum.
Cet argumentaire, qui n’a pour autre but que de dépoussiérer une question d’histoire locale sur laquelle pèse une paresse intellectuelle incompatible avec une communication historique de qualité, est extrait d’une de mes conférences, dédiée à la seigneurie de Charenton du XIe au XIIIe siècle et programmable selon les conditions habituelles.