J'ai un très, très ancien souvenir d'une visite au château de Culan, dans le Cher. Je devais être dans une petite classe de primaire, et le guide nous avait montré la chambre de Jeanne d'Arc. C'est avec un respect ému que j'avais parcouru des yeux ce lieu terrible où avait vécu celle que nos maîtres nous montraient, auréolée de gloire et bardée d'oriflammes, occupée à délivrer Orléans dans les images du livre d'Histoire.
Beaucoup plus tard, préparant ma maîtrise, j'avais navré le propriétaire d'alors en n'accordant qu'un coup d'œil rapide au contenu de l'auguste pièce, considérant déjà que la Pucelle était un sujet recuit ne pouvant rien apporter à mes recherches. Tant d'autres thèmes restant à explorer pour affiner notre connaissance de la période médiévale de cette région, je ne m'étais plus inquiété de la question. Que Jeanne d'Arc ait séjourné ou non à Culan est totalement anecdotique, et n'ajoute ni ne soustrait rien à l'histoire du Berry.
C'est pourtant bien à cette histoire berrichonne que pensait Emile Chénon en 1919 lorsqu'il publia* une mise au point sur le sujet avec sa rigueur proverbiale. Pour ce pilier de la connaissance archéologique et historique de la contrée, la présence de Jeanne dans les murs de Culan, et sur les routes du sud de la région pendant l'hiver 1429, relevait de la fantaisie, mais, craignant que la légende ne s'installe et vienne contaminer notre perception de cette époque si particulière, E. Chénon s'attacha à réfuter ce que certains considéraient déjà comme un fait établi.
Voilà l'affaire.
Il est inutile de gloser sur la passion de certains chercheurs pour l'histoire de Jeanne d'Arc. Leurs travaux se sont appuyés sur les sources contemporaines, qui permettent de retracer le parcours de cette femme sur le sol français avec une relative précision. On mesure ainsi l'intensité de son engagement guerrier, mais aussi des phases plus ternes pendant lesquelles la Lorraine (on se souviendra que son village natal n'était pas rattaché à cette province, mais l'épithète est pratique) a vécu dans plusieurs villes, dont Bourges. Elle y passa une partie de l'hiver 1429 sans y briller, d'où le mutisme des sources sur cette séquence chronologique.
Avec ce don pour l'invention de fictions historiques propre à certaines périodes de notre histoire, un érudit affirma en 1817, sur foi d'informations invérifiables, que Jeanne d'Arc avait profité de son inaction pour aller visiter ses compagnons d'armes locaux, dont l'amiral de Culan. Ce postulat fut le point de départ d'une confortable spéculation profitant aux admirateurs, voire aux dévots, de cette légende vivante de l'Histoire de France.
L'article de Chénon fut sans doute pour eux une douche froide. Outre l'absence de mention de cette chevauchée dans les textes -en fait, aucun chroniqueur contemporain ou postérieur ne parle du périple de Jeanne en Berry du Sud-, l'historien apporta la preuve que tous les nobles prétendument hôtes de Jeanne étaient retenus par la guerre sous d'autres horizons en février 1429.
Ceci clôt l'affaire. Que le Berry et le Bourbonnais aient laissé leur empreinte sur la Guerre de 100 ans est une évidence. Que le mois de février 1429 fut froid et ennuyeux dans les galeries du château de Culan déserté par son maître en est une autre.
Je n'ai pas passé le seuil du château de Culan depuis 1984 pour autre chose que l'inauguration d'une exposition artistique, aussi n'ai-je aucune idée du contenu des visites, mais je ne doute pas que les personnes chargées d'accueillir les visiteurs de cette vénérable forteresse ont fait depuis longtemps le deuil de cette jolie histoire.
* Emile Chénon, notes archéologiques et historiques sur le Bas-Berry, Jeanne d'Arc et les seigneurs du Bas-Berry, mémoires de la Société des Antiquaires du Centre, XXXIXe volume, 1919-1920
© Olivier Trotignon 2014