Une des images les plus communément admises sur les cisterciens présente ces moines venant s'établir dans des lieux désolés qu'isolés, les défrichant et les mettant en culture. Si certaines études peuvent confirmer cette idée reçue, on s'aperçoit que parfois cette vision d'un ordre religieux industrieux et défricheur s'ajuste assez mal avec les situations observées dans le contenu des chartes médiévales. Parmi les 13 abbayes cisterciennes implantées sur le territoire de l'archevêché de Bourges, plusieurs établissements s'écartent du modèle idéal dans lequel, avec parfois quelques contorsions, certains érudits se sont ingénié à les faire tenir. Sans vouloir développer un thème qui mériterait une recherche approfondie dans un cadre universitaire, quelques éléments de réflexion me paraissent intéressants à ajouter à un dossier qui est loin d'être clos.
La pauvreté des cisterciens
On prête à ces moines un détachement des valeurs matérielles terrestres, et il est certain que d'origine nobiliaire pour la plupart d'entre eux, ces religieux ont dû accepter une vie très rude en rejoignant leurs monastères. Ceci ne signifie nullement que les conditions de vie dans leurs familles aient été beaucoup plus douces. On trouve parmi eux des cadets de famille privés d'héritage, et probablement incapables de vivre de leur épée, des filles nées de familles nombreuses que leur père était incapable de doter correctement, des orphelines placées dans les Ordres par leur tuteur, des veuves prenant le voile très tardivement dans l'espoir d'une fin de vie digne. S'il serait malhonnête de nier d'authentiques vocations pour le recueillement et le silence, il serait tout aussi anormal de fermer les yeux sur le rôle social du clergé régulier à cette époque.
La pauvreté collective est confirmée dans le cas de monastères comme Bussière, les Pierres, la Colombe et même Noirlac. La présence de grands bâtiments conventuels n'exprime souvent que la richesse des protecteurs laïcs des abbayes.
La mise en valeur du sol
Les miniatures bourguignonnes représentant des moines au travail au XIIe ont ébloui plus qu'elles ont éclairé les amateurs de Moyen-âge. Entre la vision idéale que les cisterciens entretenaient sur eux-mêmes et la réalité du terrain s'ouvre l'abîme qui sépare l'histoire théorique et celle issue du fruit de la recherche. S'il est impossible de nier certains travaux et certaines activités bien identifiées -forge de Fontmorigny et mines autour de Noirlac, en particulier-, force est de constater que l'essentiel des donations concerne des parts de dîmes, des rentes en grains, animaux ou argent, des exemptions de taxes, soit des prélèvements sur des biens déjà mis en valeur par l'économie féodale.
L'isolement des abbayes.
Il est indiscutable pour plusieurs établissements: les Pierres s'inscrivent parfaitement dans la catégorie de ces lieux où nulle présence humaine ne pouvait troubler la prière, mais déjà Bussière peut voir les fumées du hameau de Penserolles à quelques centaines de mètres de son cloître. Beauvoir et Fontmorigny sont au milieu de la plaine, visibles de loin et en mesure de voir loin. Noirlac est fondée à portée de vue de Saint-Amand et de Nozières, juste au bord de la nouvelle route conduisant de Bourges vers le sud. Plusieurs auteurs, qui n'ont probablement jamais pris une paire de bottes pour aller vérifier sur place, admirent le courage de ces hommes vivant au milieu des marécages. En fait de marais, quelques anciens méandres du Cher captant le sommet de la nappe phréatique, au milieu de prés sableux.
L'originalité des fondations.
C'est la l'un des points les plus inattendus du produit de la recherche sur les textes originaux, qui fournissent la preuve indiscutable que plusieurs fondations cisterciennes ne sont que les héritières de communautés plus anciennes, qui se sont réformées ou dont elles ont pris la place. Nous savons par exemple, grâce à une généalogie seigneuriale, que les Pierres existaient cinquante ans avant leur entrée officielle dans l'orbite cistercien. Y avait-il sur place une communauté monastique indépendante et spontanée, ou un groupe de religieux imitant les préceptes de Cîteaux? Nul saurait le dire, mais il y a des exemples plus précis. Varennes, dans l'Indre et Bellaigue, dans le Puy-de-Dôme, sont d'origine bénédictine et le Landais, toujours dans l'Indre, est réformée dans la première moitié du XIIe siècle. Le premier nom de Noirlac, l"Hôtel-Dieu-sur-Cher", évoque clairement une première communauté hospitalière réformée et déplacée, peut-être issue d'un hôtel-Dieu situé sur l'ancienne voie antique traversant le Cher à Allichamps, et tombé en désuétude à l'abandon de cette route au profit de la nouvelle passant par Bruère-Allichamps et Saint-Amand.
Comme on peut le constater, le dossier reste largement ouvert et l'histoire de l'Ordre de Cîteaux en Berry est loin d'être gravée dans le marbre.