Solidarités féminines au Moyen-âge

Il y a un certain nombre d’années, alors que je n’étais que débutant dans la carrière d’historien, j’avais cru remarquer une fréquence anormale de dons consentis par des femmes à la petite abbaye cistercienne féminine de Bussière. Anormale, car supérieure à la moyenne de ce que des femmes, disposant librement de leur patrimoine, ont pu accorder aux monastères masculins implantés dans la même région, d’où une interrogation légitime: les femmes aisées ressentaient-elles plus d’empathie pour leur sœurs portant le voile que pour les hommes retirés dans les monastères?
Le chartrier de l’abbaye cistercienne de Fontmorigny contient deux testaments datés du XIIIe siècle dont le contenu semble appuyer cette thèse.
Déjà étudiées sur ce blog, les dernières volontés de Mathilde, dame de Charenton et épouse du seigneur Renaud de Montfaucon, rédigées en 1243, contiennent une liste de neuf abbayes que l’héritière de la seigneurie de Charenton couche sur son testament. Parmi celles ci, cinq accueillent des femmes, proportion beaucoup plus élevée que ce qu’on observe dans le legs post-mortem de son époux.
Beaucoup plus intéressant est la charte souscrite en 1245 par Aliénor, dame de Beaujeu, seigneurie proche de Sancerre. Si cette femme destine une somme de cent livres à l’abbaye masculine de Fontmorigny, soit beaucoup plus que la moyenne des dons consentis à d’autres communautés monastiques, c’est parce qu’elle entend bien y reposer après son décès, et pour achever le chantier du dortoir du monastère, entrepris grâce à une donation de sa propre mère. Peu d’autres abbayes et prieurés d’hommes profitent de ses largesses: Saint-Satur, Chalivoy et Loroy, en Berry, ainsi que le prieuré de Lepeau, en Nivernais sont parmi les rares établissements des environs à figurer sur la liste des bénéficiaires. Aliénor, comme beaucoup d’autres bienfaiteurs, s’applique à faire profiter de sa générosité les monastères géographiquement les plus proches du Sancerrois. Cette préférence somme toute logique -ces couvents étaient peuplés des fils des familles vassales ou alliées de la seigneurie de Sens-Beaujeu- n’est pas la seule logique sur laquelle la dame s’appuie pour établir les clauses de son testament. Les abbayes féminines berrichonnes et bourguignonnes sont traitées avec une attention toute particulière. Si les moniales de La Ferté et de Saint-Hippolyte de Bourges, établies sur des domaines proches de la région de Sancerre, sont dotées à la même hauteur que les abbayes d’hommes, Fontmorigny exceptée, d’autres sœurs fixées dans des terroirs et des aires culturelles assez différents du haut-Berry apparaissent comme bénéficiaires des dons d’Aliénor. Dans un rayon supérieur à 100 kms du centre de ses domaine, la dame de Beaujeu pense aux bénédictines de Charenton, aux fontevristes d’Orsan et au cisterciennes de Bussière, les plus éloignées.
On remarque que les autres cisterciennes berrichonnes, rassemblées dans l’abbaye de Beauvoir, près de Mehun-sur-Yèvre, ne figurent pas sur la liste. La fondation de leur monastère, très récente, n’a peut-être pas permis de leur donner une notoriété suffisante auprès de la noblesse régionale.
Sensiblement à la même distance, mais en Bourgogne cette fois, Aliénor fait l’aumône à l’abbaye des Îles-d’Auxerre, et, fait tout à fait remarquable, car ce type d’institution n’existe pas dans le diocèse de Bourges, elle dote dans la même ville l’hôpital des filles-Dieu, lieu de soins et de prière dévoué au sort des anciennes prostituées repenties, venues chercher en ses murs le salut de leur corps et de leur âme.
Très significative aussi, cette somme de cent livres, identique à ce que reçoit Fontmorigny, engagée pour doter les filles pauvres, sans précision de l’aire géographique dans laquelle seront dispensées ces largesses.
Moniales, filles du peuple, filles perdues, Aliénor n’oublie pas, dans ses dernières volontés, les femmes qui vont lui survivre. La solidarité féminine n’est pas un vain mot au temps du Berry féodal.

© Olivier Trotignon 2011