La croix reliquaire d’Orval (18) et la rivalité Capétiens/Plantagenêt en Berry
Même si je l’avais déjà aperçue lors d’une exposition, il y avait longtemps que je m’étais promis d’aller revoir la croix-reliquaire d’Orval dans l’église où elle a été conservée pendant des siècles. Déposée de longues années dans le secret d’un coffre de banque, pour la soustraire à de malhonnêtes intentions toujours à craindre, la croix est désormais exposée dans une vitrine blindée dans le chœur de la petite église Saint-Hilaire d’Orval. Le lecteur voudra bien me pardonner les inévitables redondances que cet article va générer au sujet d’un objet liturgique sur lequel tout semble avoir déjà été dit.
La croix d’Orval est une splendide réalisation de vermeil prévue pour accueillir, dans un minuscule caisson aménagé derrière les épaules du Christ, une épine de la couronne de la Crucifixion et, à chaque extrémité des branches, des gouttes de lait de la Vierge, derrière ce qui semble être des fenêtres de cristal de roche. D’un style comparable à ce qui se pratiquait au XIIIe siècle, cette pièce d’orfèvrerie aurait été offerte par le roi Louis IX à l’un de ses vassaux berrichons, Henri de Sully, seigneur de Saint-Amand, Bruère et Orval depuis 1250, date de la mort de Renaud de Montfaucon, disparu sans descendance. La présence de quatre médaillons émaillés représentant les armes de la reine Blanche de Castille, mère de Louis IX, suggère que le reliquaire a été prélevé dans un trésor plus ancien.
Il est difficile de savoir si le petit réceptacle articulé contenant l’épine était là d’origine ou s’il a été monté sous les ordres de Saint Louis après son retour de Constantinople avec la relique de la Vraie couronne d’épines de Jésus, dont il semble avoir soustrait un fragment pour l’envoyer en Berry. Face à la valeur du présent royal (même si la croix est réalisée en argent doré, métal somme toute assez banal pour l’époque) et la rareté de la relique principale (le lait de la Vierge est symbolisé par une poudre minérale), on reste perplexe devant la signification de la présence de cette croix-reliquaire, qui aurait pu faire partie d’un trésor cathédral, dans un terroir d’aussi modeste importance que la paroisse médiévale d’Orval.
L’observation du contexte géopolitique de l’époque permet de replacer ce don dans une perspective encore peu étudiée: l’affrontement entre les monarchies capétienne et Plantagenêt.
Revenons un instant sur la chronologie du don royal. La biographie du roi Louis IX nous apprend qu’il est revenu d’Orient en 1248, chargé de reliques. Renaud de Montfaucon décédant en 1250, la croix n’a pu arriver à Orval qu’entre 1250 et 1270, date de la mort du roi en Afrique du Nord. Les renseignements qu’on possède sur le destinataire sont trop imprécis pour être exploitables. Henri de Sully a eu un fils qui lui a succédé sous le même patronyme, si bien qu’en plus de 80 ans d’archives, on ne peut distinguer les dates de passation de pouvoir entre le père et le fils. Dans l’état actuel des sources, il y a peu à attendre de ce coté. Intéressons nous donc à la nature du don. Saint Louis fait déposer en Berry une très rare relique dont la valeur pour les contemporains est immense. Dans une région où les reliquaires abritent essentiellement des fragments osseux attribués à des saints d’envergure limitée, la présence d’un objet aussi prestigieux qu’une épine de la couronne du Christ donne au lieu de culte qui la possède un rayonnement inégalable. Inégalable, certes, mais à condition de ne pas souffrir de la concurrence d’une paroisse proche qui posséderait des reliques de même valeur. Or, et il semble que personne n’ai jamais tenté de rapprocher les deux événements, une autre translation de reliques a lieu en Berry dans la même tranche chronologique.
En 1257, le cardinal Eudes de Châteauroux dépose dans la basilique de Neuvy-Saint-Sépulchre un fragment du sépulcre et trois gouttes de sang du Christ, qui donnent immédiatement à ce sanctuaire un prestige considérable. Les pèlerins y affluent et aujourd’hui encore les reliques y jouissent d’une ferveur particulière.
Si on replace Neuvy sur une carte politique du XIIIe siècle, on observe que la petite cité appartient au territoire de l’ancienne seigneurie de Déols, devenue propriété d’une branche de la famille de Chauvigny, vassale d’Aquitaine et donc du roi anglais Henri III Plantagenêt, grand rival du roi Saint Louis.
Difficile de ne pas remarquer la coïncidence. Neuvy-Saint-Sépulchre, située le long d’une voie importante, fief d’un vassal du roi d’Angleterre, accueille des reliques uniques dans la région. Orval, nœud routier majeur sur la route entre Paris et l’Auvergne, qui coupe les routes vers le Nivernais et le Poitou, lieu d’échanges et de commerce, nouveau fief d’une famille rendant hommage à la royauté capétienne, devient dépositaire d’une relique de même valeur que celles exposées à Neuvy.
Il ne s’agit, et je tiens à insister sur ce point, que d’une hypothèse de travail, mais il est tout à fait probable que le roi de France ait tenté, avec un succès difficile à évaluer pour l’époque, de saper une des bases du pouvoir de son adversaire Plantagenêt en Berry, en plaçant Orval et son seigneur Henri de Sully à l’avant-garde d’une offensive destinée à affaiblir son rival anglais.
Qu’il me soit permis ici de remercier m. Patrick Trompeau, maire d’Orval et toute l’équipe du secrétariat de mairie, qui m’ont permis d’accéder au reliquaire en dehors des périodes d’ouverture de l’église. Les prochaines journées du Patrimoine me semblent une excellente opportunité pour venir découvrir cette rareté.
L’épaisseur du blindage du vitrage qui protège la croix est à l’origine de la faible qualité des photos qui illustrent cette page.
