Le banquet d’Archambaud de Bourbon
Dès les premières semaines d’existence de ce blog, nous nous étions penchés sur un monument de la littérature médiévale impliquant des personnages réels ayant été seigneurs dans les régions du Centre, le roman de Flamenca. Écrit vers la fin du XIIIe siècle, ce long récit -lacunaire- des amours de Flamenca, belle et jeune épouse du seigneur de Bourbon, et du chevalier Guillaume de Nevers n’est pas un document historique aussi rigoureux qu’une charte de franchise ou une fondation abbatiale, mais permet toutefois une approche intéressante de la culture chevaleresque de l’époque des cathédrales. Parmi les idéaux des châtelains se trouve en bonne place le culte de la nourriture, décliné dans le roman de Flamenca sous la forme d’un somptueux banquet offert par Archambaud de Bourbon à une multitude d’invités au moment de l’arrivée de sa jeune épouse au château de Bourbon. Si les lieux appartiennent, comme certains personnages du récit, à l’histoire de la région, la trame narrative relève du domaine de la fiction romanesque. Il serait donc douteux que le grand banquet de Bourbon ait eu lieu dans les circonstances décrites par le roman, mais les détails qu’on y trouve sont là pour nous rappeler combien les puissants de l’époque rêvaient d’extravagances culinaires, autant dans l’abondance que dans la variété et la rareté des mets. Ce qui suit ne doit donc pas être lu comme le modèle d’une grande fête médiévale, mais comme l’expression d’un fantasme communément partagé par des lecteurs morts voici plusieurs siècles.
Tout commence par le nettoyage et la décoration des rues qui mènent au château et qu’emprunteront les invités. Sur le sol sont étalés des tapis et partout sont pendues des étoffes et des tentures, qui donnent l’illusion que l’on est déjà dans la forteresse alors qu’on ne fait que traverser la ville. Les bancs, destinés à faire asseoir les convives, sont couverts de housses. Dans les hôtels prévus pour l’accueil des participants au banquet se trouvent en abondance vêtements précieux, armes et chevaux destinés aux chevaliers. Légumes, grain pour les animaux et cire pour s’éclairer à la tombée du jour ont été distribués afin que rien ne manque aux hôtes.
L’auteur du récit donne assez peu de détails sur le banquet, mais on perçoit vite l’absence de menu tel qu’on pourrait l’imaginer aujourd’hui. Tout est servi, sans hiérarchie, sur les tables et chacun peut se servir d’une multitude de mets qu’on renonce à détailler: “tout ce qu’offrent l’air, la terre, la mer et ses profondeurs” est servi, arrosé de “tout ce qui peut se faire à base de blé, de racine, de raisin, de fruits et de pousse”. Au lecteur d’imaginer son repas idéal. En plus des viandes de boucheries et autres chairs cuites que le troubadour ne se donne pas la peine de nommer se trouvent offertes des bêtes à plumes “outardes, cygnes, grues, perdrix, canards, poules, oies, gelines et paons” et des animaux tués à la chasse “lapins, lièvres, chevreuils, cerfs, sangliers” et même “ours grands et féroces”. A sa dignité d’hôte, le sire de Bourbon ajoute la preuve de son courage à affronter des animaux dangereux de ses forêts, mais le plus précieux réside dans la liste des épices rares qu’il a eu soin de faire venir pour l’occasion “ épices, encens, cannelle et poivre” dans un quantité si merveilleuse, et l’auteur nous donne cette comparaison étonnante, qu’”aussi loin que s’étende le bourg, un plein chaudron aurait pu en être brûlé à chaque carrefour”. Ces volumes sont cohérents avec les dix mille chevaliers et les mille cinq cents jongleurs, sans compter les dames, demoiselles et serviteurs tous réunis dans les salles du château de Bourbon. Comme tant d’autres narrateurs de la période médiévale, l’auteur de Flamenca ne cherche pas la vraisemblance, mais l’effet sur ses lecteurs. Tous ces volumes et ces chiffres ne sont pas exagérés dans son esprit, s’ils permettent aux gens qui le lisent de s’imaginer le banquet auquel tout le monde aurait rêvé de participer.
Que mes lecteurs voient donc ce billet non pas comme une invitation à envoyer aux orties leur tempérance habituelle, mais plutôt à profiter de l’été pour se replonger dans la littérature médiévale, toujours délicieuse pour qui prend le temps de s’y arrêter un moment.