Les origines de l’abbaye Notre-Dame de Charenton (Cher)
portail d'entrée de l'ancienne abbatiale (aujourd'hui disparue)
Arrêtons nous aujourd’hui à Charenton-du-Cher, ancienne ville au riche passé médiéval dans le sud du département du Cher. Outre les vestiges d’une motte féodale et de fortifications urbaines, la petite cité berrichonne est connue pour abriter un patrimoine urbain qui mérite l’attention des amateurs de bâti civil et religieux. Peu visibles car dispersés dans plusieurs propriétés publiques et privées se trouvent les derniers restes d’une intéressante abbaye féminine, affiliée à l’Ordre bénédictin, dont les origines, ou tout au moins les légendes qui s’y attachent, retiennent l’attention.
Il ne demeure des murs médiévaux de ce monastère que le portail d’entrée de l’abbatiale, quelques pierres du parement extérieur du chevet, et des parties du cloître insérées dans des constructions plus tardives.
Cette abbaye est intéressante à plus d’un titre. Établie dans une région pauvre en établissements religieux, elle est, jusqu’à l’arrivée des Cisterciens et des Grandmontains, seule à accueillir dans son secteur géographique une communauté monastique autonome. Tout autour ne sont que des prieurés peuplés, et encore, seulement de façon saisonnière pour certains, par quelques moines. Le cloître le plus proche rassemblant des Bénédictines en milieu rural se trouve à une cinquantaine de kilomètres plus au sud, à Saint-Menoux (Allier).
Notre-Dame de Charenton, aussi connue sous le nom de « Bellavaux », est invisible dans la documentation écrite avant le milieu du XIIe siècle, le titre le plus ancien de son chartrier datant de 1189. Ceci n’a pas empêché certains auteurs d’élaborer des hypothèses sur ses origines, postulats qui méritent quelques explications.
parement extérieur (propriété privée)
Une origine colombaniste ?
L’abbaye colombaniste d’Isle-sur-Marmande est un (petit) serpent de mer qui ressurgit parfois dans mes lectures. Sa connaissance est basée sur une seule source hagiographique, et encore indirecte, faisant état de la fondation, par un disciple du moine irlandais saint Colomban, d’un monastère proche de la forêt de Tronçais. Le toponyme renvoie à l’ancien nom de la paroisse d’Île-sur-Marmande, réunie à celle de Bardais pour former l’actuelle commune d’Île-et-Bardais (voir un des tous premiers articles sur ce blog). La localisation, pourtant limpide, n’a pas empêché d’anciens amateurs d’histoire locale de situer cette abbaye à Charenton et à Saint-Amand-Montrond. Ces torsions de l’Histoire sont sans doute motivées par les tensions entre catholiques et laïcs à l’époque de la séparation de l’Église et de l’État. C’était une autre époque.
Si cette fameuse abbaye colombaniste a bien existé, ce qui n’est pas prouvé, remarquons qu’elle accueillait des moines, alors que Charenton est un couvent de femmes. La lecture du chartrier de l’abbaye nous indique que Charenton ne possédait que très peu de biens fonciers dans les alentours de Bardais, autre contradiction. Un dernier détail : le nom du pseudo-fondateur de l’abbaye « irlandaise », saint Eustase, est aussi celui d’un des premiers évêques de Bourges, source de possibles confusions à une période aussi peu documentée que le haut Moyen-âge.
Une origine mérovingienne ?
Cette thèse s’appuie sur des découvertes archéologiques (boucles de ceinture, dépôt monétaire) et sur la présence d’un sarcophage-reliquaire paléo-chrétien dont la première occurrence historique remonte à l’Ancien régime. Les objets trouvés dans le sous-sol charentonnais prouvent une activité humaine remontant, localement, à une époque très ancienne. Tenter de prouver l’ancienneté d’un monastère par la présence sur place d’un sarcophage importé d’Italie est une contorsion à laquelle je ne m’essaierais pas.
vestige du cloître (propriété privée)
Une origine carolingienne ?
L’hypothèse est plus solide que la précédente. Charenton a été le siège d’une viguerie, et il arrive que des monastères aient été fondés sous la protection du pouvoir carolingien. Ce qui surprend est l’absence complète dans le chartrier d’actes antérieurs au XIIe siècle, même faux. Des abbés ou prieurs, pour compenser la perte d’actes très anciens, les ont parfois fait réécrire (les laïcs étaient incapables de voir la différence). Remarquons que dans une région aussi peu peuplée, l’existence d’une abbaye féminine a de quoi surprendre, les effectifs de moniales étant toujours très inférieurs à ceux des hommes.
Et, tout simplement, une origine féodale ?
Moins « exotique », mais beaucoup plus crédible, l’hypothèse d’une fondation datant des débuts de la féodalité s’inscrit dans un contexte régional cohérent. Depuis le XIe siècle, Charenton est devenu le fief d’une famille bourguignonne (voir les articles antérieurs consacrés aux Charenton) qui prospère sur les vestiges de l’ancienne viguerie. L’augmentation de la population, la structuration progressive de la société féodale, l’enrichissement des seigneurs locaux et les besoins spirituels d’un monde en constante évolution génèrent un élan de générosité en faveur du clergé tant séculier que régulier qui se matérialise par la construction d’églises et la dotation en biens et rentes de communautés religieuses. Seule, ou presque, à accueillir des femmes dans un vaste secteur géographique (seuls les monastères d’Orsan, Saint-Hippolyte, Saint-Menoux et bientôt Bussière ouvrent leurs portes aux femmes), Notre-Dame de Charenton trouve aisément sa place dans un paysage monumental, humain et spirituel dynamique que nous laissent entrevoir les archives de l’époque.
blason d'abbesse (propriété privée)
© Olivier Trotignon 2022